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Je suis alcoolique*, abstinente depuis plus de 8 ans, mais je suis aussi soignante de par mon métier. Habituée à fournir des soins aux personnes pathologiquement dépendantes*, c’est pour moi plus qu’un travail, c’est une vocation. Oui mais voilà…
Lorsque je suis entrée en cure pour mon addiction, j’ai découvert que mon empathie débordante était de la sympathie, vu que j’étais sous le joug du syndrome du Sauveur.
Je me suis donc renseignée sur le sujet. Qu’est-ce que le syndrome du Sauveur* ?
C’est un trouble psychologique (dixit internet !) qui se traduit par une empathie excessive à l’égard des autres, et un besoin pathologique de les aider dans toutes les situations. Parfois qualifié de codépendance*, ce trouble trouve son origine dans l’enfance, période durant laquelle l’enfant prend le rôle de parent et de protecteur. Le Sauveur ne parvient à se sentir aimé qu’en prenant soin des autres. On trouve d’ailleurs beaucoup de Sauveurs chez les personnels soignants, qui souvent plongent dans la dépression* et/ou l’addiction car ils oublient de s’occuper d’eux-mêmes.
Pour caractériser le syndrome du Sauveur, il faut :
- une tendance à porter secours (travail, famille, amis…) ;
- une volonté de résoudre les problèmes des autres ;
- une attirance pour les personnes en souffrance, angoissées ou dépressives ;
- la volonté de faire à la place des autres ;
- un mal-être, souvent caché, de cette situation (frustration, culpabilité…).
La souffrance intolérable des autres est en réalité le reflet douloureux de sa propre souffrance. OK, mais ça, c’est pas moi : le déni est profond. Moi, je suis raisonnable, je sais faire, je sais aider, et je peux le faire…
Je me suis raccrochée à mon indéfectible narcissisme et à mon besoin vital de secourir mes nouveaux amis addicts, le nuage rose sur lequel je faisais évoluer ma toute nouvelle sobriété n’arrangeant pas les choses. Je savais comment faire, alors je devais les aider, surtout ceux qui n’étaient pas ou ne voulaient pas être abstinents.
Au point de laisser de côté ma propre abstinence. J’étais là pour les autres, mais pas pour moi : pas assez de temps pour travailler mon programme de soin. Puis j’ai pris une marraine et cette relation a changé ma vie.
En travaillant assidument le modèle Minnesota*, je me suis aperçue que toute ma vie avait été façonnée par ce besoin, non pas d’aider, ce que je croyais fermement, mais de faire pour l’autre, d’être indispensable. J’avais choisi mes partenaires, mes amis et mon travail en fonction de leur besoin d’être sauvé. Les situations dans lesquelles, la plupart du temps, je me mettais ou mettais mes proches en danger, étaient trop fréquentes.
Capable d’abandonner mes enfants à l’heure du repas pour fournir une oreille attentive à un ami ou une amie dans le besoin, qui en fait n’attendait qu’une compagnie de boisson.
Coupable d’écourter des vacances en famille pour me retrouver au chevet d’un patient de l’hôpital où je travaillais.
Et le pire dans tout ça, c’est mon choix de partenaires. À croire que dans mon cerveau, une alarme s’active en repérant des hommes malveillants… Pour moi, je les aimais et je pouvais changer leur vie et faire d’eux des personnes meilleures. Conséquence, ils se servaient de moi, me quittaient, et, de nouveau seule, je m’enfonçais dans la dépression et l’alcool.
Puis vint le père de mes enfants. Pendant 20 ans, il a joué avec moi : parfois sauveur, souvent bourreau. Il était trop fort pour moi, il m’a achevée.
L’alcool n’a pas aidé, il a décuplé cette codépendance à l’autre.
Oui, je suis bien atteinte de ce syndrome, et ressentir la souffrance chez ces âmes perdues devient pour moi plus que toxique, et paradoxalement m’attire. J’avais repris mon travail d’aide-soignante*, et loin d’arrêter de m’impliquer, je jonglais entre lui, mes compagnons d’abstinence et mes enfants. Mes journées étaient beaucoup trop courtes, mes plannings beaucoup trop remplis. Un jour, mon corps a dit « stop » : burn-out* sur mon lieu de travail…
Pompiers, hôpital et arrêt maladie. Ce n’était plus vivable. Je suis donc allée à l’hôpital de jour du centre de cure qui m’avait déjà accueillie, lieu refuge où je devenais abstinente un an plus tôt. De nouveau, j’ai dû reprendre ce travail d’étapes, mais pour une nouvelle addiction. Pour la première fois de ma vie, j’ai parlé honnêtement de moi, de mes émotions, et surtout de ce besoin de sauver.
Ce fut dur pour moi de me retrouver de l’autre côté de la barrière* et d’accepter que je n’étais pas aidante, mais bel et bien codépendante. Je me suis aperçue que ma maladie touchait plus de domaines dans ma vie que je ne voulais le reconnaître. Cette codépendance ne faisait que combler un grand vide et surtout ma peur du rejet et de l’abandon. J’ai appris que pour aider les autres, je devais commencer par m’aider moi-même.
Lorsque j’ai appliqué cet égoïsme éclairé, j’ai pu vraiment accompagner mes pairs. J’ai fait de la prévention dans des hôpitaux et des lycées, j’ai ouvert un groupe de dépendants en grande banlieue, j’ai participé activement à des conventions de dépendants, j’ai accepté des filleuls pour leur permettre d’avancer dans leur rétablissement. Récemment, j’ai donné des cours pédagogiques sur le modèle Minnesota, qui m’a sauvé la peau à bien des reprises.
Je fais les choses différemment, je passe le message, explique, écoute, accompagne ; mais surtout, lorsque je vois que c’est trop compliqué pour moi, je sais dire « non ». Je ne fais plus mien le problème de l’autre. Prendre de la distance devient nécessaire.
Ces diverses expériences m’ont appris que je ne peux sauver ceux qui ne le veulent pas, malgré eux. C’est tellement facile en tant que pair de dévier vers ce syndrome du Sauveur… Quand tout va bien pour nous, nous avons tellement envie que ça marche pour eux aussi, que nous ne nous rendons pas compte que cela peut vite glisser vers ce besoin obsessionnel de sauver. La frustration et la culpabilité que cela engendre peuvent être très dangereuses pour notre rétablissement* et tout mettre en péril. Lorsque je ressens ces émotions, je me pose et réfléchis avec sincérité à mes limites, que je ne dois pas franchir pour garder mon intégrité et rester aidante.
Je partage désormais avec d’autres patients ma boîte à outils*, mais le seul vrai traitement à ma codépendance, c’est une certaine sobriété émotionnelle. La bienveillance et la tolérance ont remplacé peu à peu l’égocentrisme et le narcissisme. Et en étant tout à fait honnête, je le vis plutôt bien.
Je ne suis pas encore pair-aidante professionnelle* : je n’ai pas le bac et c’est un frein pour suivre la formation. C’est dommage, cela m’aurait apporté une théorie que je ne possède pas… Mais en pratique, je fais de mon mieux pour accompagner mes pairs et cela fait partie intégrante de mon propre rétablissement* et de mon abstinence heureuse.
Sandra MEUDAN
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