Entretiens avec Audrey [Natacha SNG]

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Entretiens avec Harvey 1
(retranscription de xxx séances, de mémoire, courant 2018)

-À quelle heure prenez-vous vos repas ?
-Ça dépend, c’est différent chaque jour. Et même là, je ne fais pas que manger. J’ai du mal à rester assise, j’écris en même temps, je ne suis pas dans ce que je fais. Je sais bien que ça n’aide pas à digérer mais c’est plus fort que moi.
-Y a-t-il des angoisses liées aux moments des repas ? Prenez-vous le temps d’avaler un repas complet ?
-Déjà, il y a les alarmes sur mon téléphone, si je les entends, je ne les respecte pas toujours, mais c’est une prise de conscience… en plus… dans un coin de ma tête. Je n’ai pas d’angoisses, ça reste un moment de pause, mais du coup, je mange trop avec le stress et la fatigue. Pour tenir.
Parfois, j’attends vraiment trop longtemps, c’est comme pour aller aux toilettes. La faim disparaît, si elle était là, un temps.
-En ce moment, vous dormez un peu mieux ?
-Un peu moins, je suis trop excitée, je me couche à des heures pas possibles. Je pourrais me lever plus tard, mais non, trop nerveuse le matin. Je prends toujours le petit déjeuner.
-Si vous ne dormez pas, il faut instaurer des laps de récupération. Des plages où vous ne faites rien, sinon dormir.
-Je sais, tout le monde m’invite à méditer, j’aimerais me donner du temps pour lire ou ne rien faire. J’en suis incapable. Chaque parcelle de temps doit être rentabilisée. Je fais 15 trucs en même temps, en continu. Ma tête ne s’arrête jamais.
-Ce qui peut expliquer les crises du soir, le seul moment où vous « décompressez » en mangeant.
-Et même durant ces 4-5 heures quotidiennes…, à présent, je parviens à travailler en même temps !
-Vous vous imposez un cadre de travail sans espace vide ou de loisirs. C’est assez drastique comme train de vie.
-C’est plus compliqué que cela. Mon travail est aussi mon loisir. Ma vie est mon œuvre, tout ce que je fais ou vis nourrit mon travail et m’inspire. Il n’y a pas de frontières entre ma vie professionnelle, ma vie privée, ma vie sociale, ma vie artistique. Tout s’impacte, s’emboîte et se fond. Je fonctionne non-stop, en ébullition permanente. Je suis une vraie éponge. D’ailleurs, vous l’avez dit vous-même, je viens de gagner 4 kilos… d’eau.
 

-Donc toute activité sert un projet, vous n’avez pas de distractions sans objectif autre que la détente ?
-Mon travail me permet aussi d’accéder à la détente, cependant, tout est très aléatoire, imprévisible. Je n’ai pas d’emploi à horaires fixes, pas de limites. Aucune journée ne se ressemble. Je peux banaliser 24 heures sur un coup de tête, un projet surgi subitement, remettant ainsi à plus tard tout le reste. Je ne peux pas anticiper les événements et je me disperse très facilement.
-Vous avez donc du mal à fixer des dates, des échéances, à rencontrer des gens ?
-Je suis, il est vrai, profondément isolée, même si cela n’est pas évident, en apparence. Je veux dire, ma vie c’est un freestyle total, absence de cadre fixe et rassurant, absence d’horaires. Je regagne mon logement à des heures avancées de la nuit, suite à de longues errances solitaire dans la ville. Et même en rentrant, encore une ou deux heures parfois, à me remettre au travail sur l’ordinateur, au lieu de manger et/ou dormir directement.
-Vous devriez reprendre vos listes quotidiennes de taches et compter le nombre d’heures que représente l’ensemble des activités prévues pour une journée de 24 heures. Y ajouter le temps de repas, le temps de sommeil, de vie sociale, d’espace libre… voir si c’est jouable.
-Quand je suis en société, mon comportement change du tout au tout. Mon rythme revient à la « normale », le TDAH s’estompe. Mon cerveau se calme. Il y a l’échange avec l’autre…
D’ailleurs, mes médecins sont loin d’imaginer tout ce que je fais. Ils pensent que je fonctionne plutôt au ralenti. Je mène plusieurs carrières d’artistes parallèles, entre autres casquettes. Mon agenda explose, sans compter les imprévus, les rencontres, le brassage des émotions. Je pratique l’errance urbaine et mise sur les rencontres hasardeuses. J’écris tout le temps aussi, poétise cette vie solitaire, imbibée de tout ce qui grouille autour.
-Qu’ont préconisé les médecins ? Un traitement, une thérapie cognitive… ?
-En réalité, ils s’amusent de cet état, m’ont connue si éreintée, si décharnée, droguée, en danger physique et moral que pour eux, cette situation relève du miracle, abstraction faite de l’insomnie, de l’hyperactivité, des débordements, en phase up quasi-constante. Je suis une rescapée, une revenante qui carbure et sourit en gras.
-Alors, n’essayez-vous pas d’être plus souvent en société, dans l’espace public ? Passer du temps avec les gens ?
Je ne bois pas de verre et c’est un grave problème. Je me nourris au blédina®, le jour. Ce n’est pas évident dans la cité. Le soir, je mange des heures. Il y a probablement une carence affective sous-jacente. Livrée à moi-même, je n’ai pas de limites dans l’autodestruction.
-Voilà qui ne doit pas arranger vos troubles digestifs. Comment êtes-vous avant les crises, avez-vous faim, êtes-vous angoissée ?
-Bien souvent, quand j’arrive chez moi pour dîner, entre 19 heures et 4 heures du matin (large [coup de] fourchette), j’ai des choses à terminer « urgemment » avant. Donc j’attends pour manger de terminer le reste, je m’affame. Manger n’est pas une priorité à mes yeux, semble t-il. Ensuite, forcément, ça part en live.
-Vous devriez prendre des collations dans ces situations. Pour patienter jusqu’au repas.
-C’est ce que je fais, j’ai tout le temps à manger dans mon sac. Je suis tout le temps en vadrouille sans savoir si je pourrai me poser et manger. Je ne mange jamais à des heures fixes.
-Le corps a besoin de repères pour s’équilibrer et permettre à la digestion de s’effectuer en minimisant les encombres. Vous le soumettez en permanence à l’aléatoire, à la peur, au manque et à la faim.
-La soif aussi. Même aller aux toilettes peut être reporté à beaucoup trop tard. L’activité frénétique qui m’habite a parfois fait mettre de côté d’autres choses perçues « superflues » comme s’habiller, se laver, se maquiller…, qui peuvent à présent être sources d’angoisses. Je n’ai plus le temps. J’évolue dans l’urgence constante.
-Mais il faudrait hiérarchiser ce qui relève du nécessaire quotidien des choses moins importantes ou pouvant être différées. On ne peut pas différer ses besoins primaires : manger, dormir, respirer…
-J’ai de drôles de priorités, un rapport au temps complexe et compensatoire. Je ne me refais pas des années de végétation à l’hosto’. Ma conscience ne démord pas des années à rattraper. De plus, cette énergie folle, je ne sais comment la canaliser. Je ne peux concevoir ne rien faire. La culpabilité, le sentiment de perte de temps…
-Vous ne vivez pas, vous survolez l’existence sans même être ici, dans le présent.
-J’archive ma vie, parfois avant même qu’elle n’ait eu lieu. En avance sur le vivre. C’est complètement fou, aberrant. Mais je n’ai pas de comptes à rendre ou d’engagements envers quoi que ce soit en pareille solitude. Personne n’a idée du délire qu’est ma vie.
-Vous trouvez tout de même le temps pour la danse ?
 

-Et la musique ! Le chant, j’y pense maintenant, fait partie des moments où je fais quelque chose sans réel objectif que de prendre du plaisir. La danse, c’est énorme aussi, ce que ça m’apporte.
-Vous avez recommencé à aller danser plusieurs soirs par semaine ?
-Chaque matin je me laisse croire que j’irai danser au soir. Comme un leitmotiv. Je bosse en attendant ce moment. Bien souvent, arrivée au soir, je n’ai plus le courage. Je me berne de façon quotidienne. Plus sérieusement, sans ma dose de danse, je pète les plombs. Je vais marcher dans la nuit. Les bals swing sont des instants magiques. Le temps est suspendu. Je vole de bras en bras, je rentre épuisée. Et seule.
-Et même là, vous arrivez chez vous, pour dormir, pour manger ?
-Sur place, je danse 4 ou 5 heures sans trêve. Juste coupées à l’eau. En rentrant souvent, je me remets tout de même à manger quelques heures. Je dors un peu mieux mais le choc social du fragment collectif au retour toute seule chez moi est violent.
-Vous avez abandonné le projet de colocation ?
-Oui, un peu, mais je souhaite secrètement adopter un animal chez moi. Le dispositif VDCM2 est un échec.
 
***
 
-Quelle sensations sont liées au repas, avant, pendant, après ?
-Je pense que c’est différent à chaque fois. En ce moment, je suis malade. Je n’éprouve pas vraiment la faim. Je me force parce que je sais que ce que je mange n’est pas assez. Je sais que je fais des micro-repas. Et en ce moment, même cela est trop. Alors je me force, entraînant ensuite des maux de ventre.
-Et les aliments en soi, ils vous plaisent, ils vous satisfont ?
-Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment d’avis sur la question. C’est un peu robotique. Si je les digère, ça suffit à satisfaire mes papilles sabotées. J’ai mangé un volume de denrées pour plusieurs vies3, et s’il fallait finir mes jours sous alimentation naso-gastrique, cela m’allégerait bien l’esprit, et je n’aurais probablement pas de regrets, si tout le reste se passe normalement.
***

-Je véhicule mon propre burn-out sans l’aide de personne.
-Ça se tient, mais qu’est-ce qui, selon vous, vous pousse à cette activité sans trêve ?
-Une pression constante, je pense, même si inconsciente. Mes parents qui pensent que je me tourne les pouces.
Trouver du travail, donc des candidatures dans tous les sens. Et en même temps, d’autre trucs à échéance courte. Je n’arrive pas à hiérarchiser.
-Avez-vous pensé faire des listes? Les choses urgentes seulement sur les listes quotidiennes, le reste pour plus tard.
-Bien sûr que je fais des listes. Sinon, j’oublierais tout. Je fais plusieurs listes chaque jour, sous diverses formes et supports: papier, numérique, carnet… Mais, n’importe comment, les listes se renouvelleront indéfiniment. Si elles m’aident à ne pas oublier, elles me mettent une pression continue aussi. Je suis si agitée en permanence et je dors très mal.
-Vous prenez un traitement actuellement?
-Non, rien. J’ai tout arrêté en 2014. Mon corps a tellement été gavé de médocs que je devais laisser se reconstituer mon foie. Du reste, trop d’effets secondaires, quelle que soit la molécule.
-Je vous aurais bien conseillé de prendre de l’Atarax® ou du Lexomil® en début de soirée, pour vous apaiser.
-Je crois que les médicaments n’ont aucun impact sur mes délires du soir. Le problème majeur, ce depuis toujours, est d’ordre affectif. Je mange des heures durant pour combler des carences à ce niveau. Et c’est aussi mon seul break mental.

-Qu’est-ce que vous retirez de positif de ces crises, quels bénéfices ?
-Bien minimes à présent. C’est une vraie contrainte, ça me coûte, ça me dégoûte, ça me handicape, quand bien même je rentre chez moi, j’ai dîné, je suis bien (semble-t-il). Mais c’est plus fort que moi. Un mécanisme fait que je dois quand même manger et vomir. Il y a un truc chimique, addictif, très ancré.
-Oui, c’est fort probable. Il faudrait programmer une activité de détente après le dîner, pour enchaîner dans de bonnes conditions. Une activité de loisir durant laquelle votre cerveau n’est pas stimulé. Et qui se détache de votre travail.
-Comme je vous le disais, la frontière est mince entre ce qui est de l’ordre du travail, du plaisir, du loisir… Tout ce que je fais, vois, lis, entends, mange, est susceptible de nourrir mon travail artistique. Je ne fais rien inutilement. Mon cerveau associe tout en intérêt potentiel.
-Et la méditation de pleine conscience, vous avez essayé ?
-Oui, et je suis tout à fait incapable de m’y astreindre. Soit réserver une plage horaire à cet effet.
-Même courte ?
-Oui, je suis bien trop dispersée et débordée par ailleurs. Vous m’aviez suggéré de méditer dans le métro, et même là, c’est impossible. Il était aussi question d’intégrer un groupe…
-Mais oui…
-Mais je n’ai pas le temps. C’est comme noter mes ressentis en temps réel quand je mange, durant les crises. Impossible pour moi, surtout qu’à présent, je travaille en mangeant, donc ça s’éternise. Au moins, je dois reconnaître que je n’oublie pas les repas. D’ailleurs, j’ai dû prendre du poids car je mange pour tenir, tant l’épuisement et les nuits brèves, la nervosité m’accablent.
-À quoi ressemble une journée type, en termes de repas ?
-Je n’en saute pas mais on reste sur des micro-doses.
-Il serait intéressant de reprendre le carnet alimentaire sur une semaine, noter les heures, le contenu des repas, les pensées et le contexte du repas, dans quel état vous l’abordez, ce qui est prévu après, ce que vous faites pendant, en simultané de la prise alimentaire.

***
À suivre
 

1   Prénom bromatologiquement modifié
 « Venez dormir chez moi »
3   Absurdités : J’ai mangé plus de nourriture que n’importe quel obèse, normalement constitué.
Qu’adviendrait-il de mon être si je tentais représenter la créature obscène qu’il m’incombe incarner ?
Qui nourris-je depuis les canalisations, veille à la lunette, tandis que d’autres hébergent des migrants, engraissent les pigeons,
portent des parasites en leur for ?
Quel est ce corps hypocrite, qui seul sait, a vu passer les années de razzia, de réunion tête-à-tête à cuve, et virer, comble, figurant des camps d’Auschwitz ?
Je suis sponsor de l’insulte écœurante propagée mappemonde.
Aujourd’hui encore fluette oscillant rondeur, je switche/sandwich entre deux zones, fagotée difforme de trop d’exposition ectoplasme initiatique.

4 réflexions sur “Entretiens avec Audrey [Natacha SNG]

  1. Juilien

    Je viens de lire votre texte, il me touche beaucoup. Il y a de l’honnêteté, de la sincérité, c’est direct, réel, sans faux semblant, bravo pour votre courage de dévoiler des choses si intime, et pourtant c’est exactement ce qu’on vit quand on souffre de TCC, d’hyperactivite, ou peut-être juste quand on est hyperpassionnée. Faut il qu’il y ai des barrières, des structures, des limites ? Quand les limites de son propre être ne sont pas si clairement défini que ça ? Le dehors et le dedans interagissent constamment. C’est le flou artistique d’une artiste. Merci

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